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Mr. Hoover me convoqua à Washington fin avril 1942. Le câble que je reçus à Mexico City m’ordonnait de me présenter devant le directeur « le plus rapidement possible ». Voilà qui incitait à la réflexion, car tout le monde au Bureau savait à quel point Mr. Hoover pouvait être radin. Normalement, une convocation à Washington, même si vous la receviez à Mexico ou à Bogota, vous amenait à voyager par burro, voiture, bateau et train, tout en gardant l’œil sur votre note de frais.

J’ai atterri à l’Aéroport national de Washington le matin même du jour où j’avais rendez-vous avec Mr. Hoover, après être passé par le Texas, le Missouri et l’Ohio. Ce fut avec une certaine curiosité que j’examinai le paysage derrière le hublot de mon DC-3 au fuselage argenté. Non seulement la journée était splendide, la lumière printanière faisant étinceler le dôme du Capitule et le monument de Washington, mais l’aéroport était flambant neuf. Lors de mes précédents séjours à Washington, j’avais atterri à Hoover Field, le vieil aérodrome municipal qui se trouvait de l’autre côté du Potomac, en Virginie, non loin du Cimetière national d’Arlington. Je me trouvais à l’étranger depuis l’été dernier, mais j’avais appris que l’armée – avant même Pearl Harbor et sans la moindre autorisation présidentielle – avait entamé sur le site de l’aérodrome la construction d’un nouveau quartier général, un gigantesque édifice à cinq côtés.

Alors que l’avion faisait un dernier tour avant d’atterrir, je vis que le nouvel Aéroport national était situé beaucoup plus près du centre-ville, ce qui était nettement plus pratique. De toute évidence, les bâtiments ultramodernes n’étaient pas encore achevés : le terminal tout neuf était entouré d’une fourmilière d’ouvriers s’agitant autour des échafaudages. J’aperçus également le nouveau QG de l’armée alors que l’appareil reprenait un peu d’altitude. La presse l’avait déjà baptisé « le Pentagone » et, à trois mille pieds de haut, ce terme semblait des plus appropriés car, bien que seule la moitié de cette monstruosité ait été construite, ses fondations et ses murs extérieurs dessinaient nettement un polygone à cinq côtés. À eux seuls, les parkings recouvraient la totalité de l’emplacement de Hoover Field et du parc d’attractions voisin, et je distinguai plusieurs files de camions de l’armée roulant vers la partie achevée de l’édifice, y livrant sans doute les bureaux, machines à écrire et autres détritus bureaucratiques destinés à la nouvelle armée en cours d’expansion.

Je me carrai sur mon siège lorsque les deux moteurs changèrent de régime en prélude à l’atterrissage. J’aimais bien ce vieux Hoover Field, même si ce n’était rien de plus qu’une bande de gazon coincée entre un parc d’attractions et une décharge publique. Military Road, une route locale, traversait la piste d’atterrissage – j’ai bien dit traversait – et, quelques années plus tôt, j’avais lu que le directeur de l’aérodrome avait été arrêté et inculpé pour avoir tenté d’y placer un feu rouge afin de stopper la circulation lors de l’atterrissage des vols commerciaux. Le Service de l’équipement du comté s’était empressé d’arracher ce feu illégal. Cela n’avait apparemment pas d’importance ; lorsque je m’étais posé sur cette piste, les pilotes m’avaient paru suffisamment compétents pour minuter leurs manœuvres en fonction du trafic routier. Je me rappelai que l’aérodrome n’avait même pas de tour de contrôle digne de ce nom et que la manche à air était plantée au sommet des montagnes russes du parc d’attractions voisin.

L’avion s’est posé, s’est rangé, et j’ai été le troisième à en descendre, ajustant mon .38 à ma ceinture tandis que je dévalais l’échelle et posais le pied sur le tarmac brûlant. J’avais un sac de voyage contenant des sous-vêtements de rechange, une chemise propre et mon second costume sombre, mais je ne savais pas si j’aurais le temps de trouver un hôtel, louer une chambre, me doucher, me raser et me changer avant d’aller retrouver Mr. Hoover. Cela n’était pas sans m’inquiéter. Mr. Hoover ne supportait pas les agents spéciaux qui ne se présentaient pas devant lui sur leur trente et un, même si ces agents venaient de passer trente-six heures à sauter d’un avion à l’autre sur toute l’étendue du Mexique et des États-Unis.

En traversant le terminal tout neuf qui sentait encore le plâtre mouillé et la peinture fraîche, je me suis arrêté pour jeter un coup d’œil au kiosque à journaux. L’une des manchettes du Washington Post proclamait : IL N’Y AURAIT PAS ASSEZ DE PLACE DANS LE STADIUM POUR ACCUEILLIR TOUS LES HABITANTS DE WASHINGTON VICTIMES DE MALADIES VÉNÉRIENNES. J’ai tenté de me rappeler la capacité du vieux Griffith Stadium. Au moins trente mille personnes. En parcourant du regard la foule d’uniformes flambant neufs qui m’entourait – armée de terre, marine, MP, SP, corps des marines, garde-côtes, la plupart occupés à faire leurs adieux à une fille –, j’ai été surpris que le problème des maladies vénériennes ne se soit pas aggravé depuis la déclaration de guerre.

Je me suis ensuite dirigé vers les cabines téléphoniques situées près de la sortie. Ma seule chance de pouvoir me doucher et me changer serait de contacter Tom Dillon, un ami qui m’avait accompagné lors de ma formation à Quantico et au Camp X, avant que nous ne soyons transférés, lui à Washington et moi au SIS. Tom était toujours célibataire – ou du moins il l’était la dernière fois que je l’avais vu, dix mois plus tôt – et son appartement n’était pas loin du ministère de la Justice. J’ai inséré une pièce de cinq cents dans la fente et demandé à l’opératrice de me passer son domicile, espérant que c’était son jour de repos et sachant que, dans le cas contraire, comme il s’agissait d’un agent de terrain, il n’était sans doute pas à son bureau. Au bout de plusieurs sonneries, on n’avait toujours pas décroché. Découragé, je cherchais une autre pièce lorsqu’une main velue a jailli par-dessus mon épaule, s’est emparée de l’écouteur et l’a raccroché.

J’ai pivoté sur moi-même, prêt à étendre le soldat ou le marin qui avait commis l’erreur de me chercher des crosses, pour découvrir le visage souriant de Tom Dillon à quelques centimètres du mien.

« Je t’ai entendu demander mon numéro, Joe, a-t-il dit. Je ne suis pas chez moi.

— Tu n’y es jamais », lui ai-je retourné en souriant. On s’est serré la main. « Qu’est-ce que tu fais ici, Tom ? » Je ne croyais pas aux coïncidences.

« C’est Mr. Ladd qui m’envoie. Il m’a dit que tu avais rendez-vous au ministère à onze heures et demie et que je devais t’y conduire. Ça te donne le temps de faire un peu de toilette chez moi si tu en as besoin.

— Formidable. » Mr. Ladd n’était autre que D. M. Ladd – « Mickey » pour ses amis du Bureau –, un des assistants du directeur, à présent à la tête de la Domestic Intelligence Division, le service où travaillait Tom. Celui-ci n’avait pas précisé que j’avais rendez-vous avec le directeur et sans doute cette information ne lui avait-elle pas été communiquée. Ce n’était pas à moi d’éclairer sa lanterne.

« Ton vol était en avance, dit Tom, comme pour s’excuser de ne pas m’avoir retrouvé à ma descente d’avion.

— Plus besoin d’attendre qu’il n’y ait pas de voiture sur la piste. Allons-y. »

Tom s’empara de mon sac de voyage et se fraya un chemin dans la foule pour rejoindre son coupé Ford, garé tout près des portes principales. Comme il avait abaissé la capote, il n’eut qu’à jeter mon bagage sur la banquette arrière, puis il fit le tour de sa voiture au petit trot, faisant montre de la même énergie juvénile que je lui avais connue à Quantico. Je me suis calé sur le siège capitonné tandis qu’on roulait vers le centre-ville. L’air était chaud et humide, mais beaucoup moins qu’au Mexique et en Colombie, où j’avais passé le plus clair des dernières années. La saison était trop avancée pour qu’on puisse savourer la floraison des célèbres cerisiers japonais de Washington, mais des traces de leur parfum flottaient encore sur les grandes avenues, mêlées à la riche senteur des magnolias qui donnaient à la ville son allure sudiste si familière.

Je dis « familière » mais en fait, cette ville ne ressemblait plus du tout à la Washington où j’avais vécu en 38 et 39 et que j’avais brièvement visitée l’été précédent. Cette Washington-là était une ville sudiste assoupie, dont les boulevards n’étaient pas envahis de voitures, dont l’ambiance était plus détendue que celle de maints villages sud-américains où j’avais passé du temps depuis lors. À présent, tout avait changé.

Les « préfabriqués » dont j’avais entendu parler étaient partout : des bâtiments lugubres, aux murs d’amiante gris, longs comme la moitié d’un pâté de maisons et pourvus de cinq ailes, édifiés en une semaine pour abriter des hordes d’ouvriers et de bureaucrates pendant toute la durée de la guerre. Ces préfabriqués occupaient les deux rives du Bassin réfléchissant devant le mémorial Lincoln, et non seulement ces structures hideuses empêchaient de voir ce bassin, mais elles étaient reliées par des ponts couverts mal fichus qui en enjambaient les eaux. D’autres préfabriqués proliféraient le long de Constitution Avenue, oblitérant un petit parc bien agréable où j’avais jadis l’habitude d’aller manger sur le pouce, et d’autres encore encerclaient le monument de Washington tels des charognards gris, scabreux et agressifs attendant de passer à la curée.

Les avenues étaient aussi larges que dans mes souvenirs, mais désormais encombrées de voitures et de camions, y compris des convois de camions militaires vert olive, dans lesquels j’apercevais les bureaux, les chaises, les machines à écrire et les meubles classeurs que je n’avais fait qu’imaginer depuis l’avion. L’Amérique partait en guerre. En triple exemplaire. Les trottoirs étaient bondés et, même si l’on y voyait encore pas mal d’uniformes, la majorité des piétons étaient vêtus de l’uniforme civil de l’époque – costumes et tailleurs noirs ou gris anthracite, les jupes portées par les femmes étant plus courtes que dans mon souvenir, les costumes, tant masculins que féminins, pourvus d’épaulettes bien visibles. Tous semblaient jeunes, en bonne santé et pressés de se rendre à quelque réunion de la plus haute importance. Les mallettes étaient omniprésentes ; même certaines femmes en portaient.

Les trolleys étaient toujours là, en dépit de l’importante circulation automobile, mais je remarquai que, pour une raison inconnue, ils me semblaient antiques. Il me fallut une minute pour me rendre compte que cette impression était fondée, que la ville avait dû récupérer des trolleys mis au rancart pour transporter ce surplus de population. Sous mes yeux, une relique du XIXe siècle passa en grinçant, carrossée de bois et pourvue d’une cabine à ses deux extrémités, avec une rangée de vitres courant le long de son toit et ses marchepieds envahis de passagers accrochés à des poignées en cuir et à des mains courantes en cuivre. La plupart d’entre eux étaient des Noirs.

« Ouais, a fait Tom Dillon en suivant mon regard. Il y a encore plus de nègres en ville qu’avant la guerre. »

J’ai hoché la tête. Si l’un des passagers de ces trolleys nous avait examinés, il aurait pu conclure que nous étions des frères, voire de faux jumeaux. Tom était âgé de trente et un ans alors que je n’en avais que vingt-neuf, mais il avait une peau plus lisse et le nez encore parsemé de taches de rousseur. Contrairement au mien, d’ailleurs, son nez n’avait jamais été cassé. Nous étions tous deux vêtus du costume sombre exigé par Mr. Hoover, d’une chemise blanche – quoique, je dois bien l’admettre, celle de Tom fût plus nette que la mienne – et de chapeaux à bord souple quasiment identiques. Nous avions tous deux la nuque rasée cinq centimètres au-dessus du col, comme le spécifiait le règlement, et si un coup de vent avait emporté nos couvre-chefs, un observateur aurait remarqué que nos cheveux étaient soigneusement coiffés afin d’éviter « cette saleté de pointe sur le front » que Mr. Hoover détestait tant. Conformément aux usages du Bureau, chacun de nous avait dans la poche droite de son pantalon un mouchoir blanc afin de pouvoir s’essuyer avant de serrer une main, au cas où nous serions nerveux ou sortirions d’une séance de gymnastique. Mr. Hoover détestait toucher les « paumes moites » et tenait à ce que ses agents spéciaux ne soient pas frappés de ce stigmate. Tom et moi étions armés d’un revolver Police Positive de calibre .38 glissé dans un holster noir fixé à notre ceinture, légèrement décalé sur la droite afin de passer plus ou moins inaperçu sous le veston. Si Tom n’avait pas reçu une augmentation, nous gagnions tous les deux soixante-cinq dollars par semaine ; ce qui, en 1942, représentait un salaire confortable, quoique plutôt modique vu les diplômes que nous avions dû décrocher pour satisfaire aux critères de recrutement du Bureau. Nous étions tous les deux nés au Texas, dans une famille catholique, avions fréquenté des universités sudistes de second rang et poursuivi des études de droit.

Mais les ressemblances s’arrêtaient là. Tom Dillon avait conservé la voix traînante et l’accent du Texas. Comme ma famille avait déménagé en Californie quand j’avais trois ans, puis en Floride alors que j’en avais six, je pensais n’avoir aucun accent identifiable. C’étaient les parents de Tom qui lui avaient payé ses études supérieures. Je les avais financées grâce à une bourse que m’avaient value mes performances sportives, complétée par un emploi à temps partiel. Tom avait été recruté après avoir reçu son diplôme et satisfait aux critères de Mr. Hoover, mais je représentais une exception à la règle, ayant été approché lors de ma deuxième année de droit, au moment où je songeais à laisser tomber les études faute d’argent et de motivation. Les raisons pour lesquelles j’avais été recruté par anticipation étaient toutes simples : je parlais couramment l’espagnol et Mr. Hoover avait besoin d’agents spéciaux hispanophones pour le Special Intelligence Service qu’il était en train de mettre sur pied – des contre-espions capables de se fondre dans la foule, de discuter avec des informateurs et de leur dire « Merci » comme l’aurait fait un Latino-Américain, c’est-à-dire sans prononcer ce mot comme « grassy-ass[2] ». J’étais donc qualifié.

Mon père était mexicain, ma mère irlandaise. Ce qui entraînait une autre différence entre Tom Dillon et moi.

Quand Dillon avait dit : « Il y a encore plus de nègres en ville qu’avant la guerre », j’avais refoulé l’envie de lui enserrer la nuque des deux mains et de lui cogner la tête contre le volant. Je n’en avait rien à fiche qu’il insulte les Noirs – je n’en avais connu aucun, ni dans le cadre du travail ni ailleurs, de façon suffisamment poussée pour renoncer aux préjugés que nous inspiraient ces citoyens américains de quatrième classe – mais quand Tom Dillon prononçait le mot « nègre », j’entendais quant à moi « graisseux » ou « espingouin ».

Mon père était mexicain. J’avais la peau relativement claire, et suffisamment hérité les traits et la charpente osseuse de ma mère pour passer pour un Anglo-Saxon protestant ordinaire, mais j’avais grandi dans la honte de l’héritage mexicain de mon père, allant jusqu’à me battre contre quiconque me traitait de « Mexicain ». Et comme mon père était mort alors que je n’avais que six ans, ma mère décédant un an plus tard, j’avais honte de ma honte – jamais je n’avais pu dire à mon père que je lui pardonnais de ne pas être un Américain de souche, pas plus que je n’avais pu supplier ma mère de me pardonner pour lui en avoir voulu d’avoir épousé un Mexicain.

Bizarrement, plus je vieillissais, plus je regrettais de ne pas avoir mieux connu mon père. Je n’avais pas tout à fait cinq ans quand il était parti pour la Grande Guerre, et je venais d’en avoir six lorsque nous avons appris qu’il était mort en Europe – il avait succombé à la grippe trois mois après l’armistice. Comment quelqu’un que je n’avais jamais vraiment connu pouvait-il me manquer à ce point ?

Il existait d’autres différences entre Tom Dillon et Joe Lucas. Le travail que Tom effectuait à la Domestic Intelligence Division était celui de la majorité des agents du FBI – un travail d’enquêteur. Le Bureau, comme Mr. Hoover le répétait inlassablement aux élus du peuple trop enthousiastes, n’avait pas pour vocation de faire un travail de police. C’était une agence d’investigation. Tom passait le plus clair de son temps à interroger des gens, à rédiger des rapports, à établir des corrélations entre des indices et, de temps en temps, à filer des suspects. Il avait une certaine expérience dans des domaines plus douteux, pose de micros cachés et autres techniques de surveillance illégales, mais dans la majorité des cas, ce genre de tâche était laissé aux soins des experts. J’étais l’un de ces experts.

Et Tom n’avait jamais tué personne.

« Alors, a-t-il dit comme nous passions devant la Maison-Blanche. Toujours avec le SIS ?

— Mouais. » Je remarquai qu’une barrière de sécurité était en place dans Pennsylvania Avenue, devant l’entrée de la Maison-Blanche. Le portail était toujours ouvert, mais le policier en faction avait une tête à vous demander de montrer patte blanche avant de vous laisser passer. L’été précédent, quand j’avais visité la ville, n’importe qui pouvait se promener dans le parc en toute tranquillité, bien qu’un marine ait été chargé de filtrer les personnes pénétrant dans les bureaux présidentiels. La première fois que j’étais venu à Washington, vers le milieu des années 30, la Maison-Blanche n’avait pas de portail et plusieurs sections du parc étaient dépourvues de barrière. Cet été-là, j’avais joué au baseball sur la pelouse sud.

« Toujours au Mexique ? a demandé Tom.

— Mmm », ai-je fait. Nous nous sommes arrêtés à un feu rouge. Des fonctionnaires traversaient la chaussée, portant pour la plupart un petit sac repas. « Dis-moi, Tom, que s’est-il passé à la DID depuis Pearl Harbor ? » S’il venait à être interrogé, Tom Dillon déclarerait probablement que nous avions échangé des confidences depuis le début, parlant sans contrainte de tout et de rien. En vérité, lui seul m’avait fait des confidences. « Vous avez capturé des espions nazis ou japonais ? »

Tom a gloussé, passant en prise lorsque le feu a viré au vert. « Tu parles, Joe, on est tellement occupé à espionner les nôtres qu’on n’a pas le temps de s’occuper des nazis ou des japs.

— Que veux-tu dire ? » Je savais que Tom adorait lâcher des noms. Un de ces jours, cela lui coûterait sans doute son boulot. « Qui le Bureau surveille-t-il depuis le début de la guerre ? »

Il a dépiauté un chewing-gum Wrigley et s’est mis à le mâcher bruyamment. « Oh, le vice-président, par exemple », a-t-il répondu sur un ton détaché.

J’ai éclaté de rire. Le vice-président, Henry Agard Wallace, était un idéaliste parfaitement honnête. Il avait également la réputation d’être un idiot et une dupe des communistes.

Tom parut blessé par ma réaction. « Je parle sérieusement, Joe. On est sur ce coup-là depuis le printemps dernier. Micros, tables d’écoute, filatures, coups fourres… ce type ne peut pas aller pisser sans que Mr Hoover reçoive une analyse de ses urines.

— Mouais. Wallace représente une véritable menace… »

Le caractère ironique de cette réplique échappa complètement à Tom. « Et comment ! dit-il. Nous avons la preuve que les communistes envisagent de l’utiliser comme agent actif, Joe. »

J’ai haussé les épaules. « Les Russes sont désormais nos alliés, tu l’as oublié ? »

Tom m’a jeté un regard en coin. Il était si choqué qu’il en oubliait de mâcher son chewing-gum. « Bon Dieu !! Joe… ne plaisante-pas sur ce sujet. Mr Hoover ne…

— Je sais, je sais. » Les Japonais avaient attaqué Pearl Harbor, Adolf Hitler était l’homme le plus dangereux de la planète, mais Mr Hoover était connu pour son désir de lutter avant tout contre la menace communiste. « Qui d’autre occupe vos journées en ce moment ?

— Sumner Welles. » Tom plissa les yeux pour se protéger du soleil comme nous nous arrêtions devant un nouveau feu rouge. Un tramway est passé devant nous dans un concert de crissements. Nous n’étions qu’à quelques rues de l’appartement de Tom, mais le flot de véhicules était ininterrompu.

J’ai relevé le bord de mon chapeau, répétant : « Sumner Welles ? » Sous-secrétaire aux Affaires étrangères, Welles était en outre un ami personnel et un proche conseiller du président. Son expertise dans le domaine de la politique latino-américaine faisait de lui un élément clé des opérations de renseignement dans cette région ; son nom était intervenu une bonne douzaine de fois à l’ambassade de Bogota dans le cadre de décisions qui m’avaient affecté personnellement. À en croire certaines rumeurs, Sumner Welles avait été rappelé de son poste à ladite ambassade plusieurs mois avant mon arrivée, pour des raisons dont personne n’était tout à fait sûr. « Est-ce que Welles est communiste ? » ai-je demandé. Tom a secoué la tête. « Non. C’est une tante.

— Pardon ? »

Il s’est tourné vers moi, me gratifiant du sourire en coin qui lui était familier. « Tu as bien entendu, Joe. C’est une tante. Une tarlouze. Un pédé. » J’ai attendu la suite.

« Tout a commencé il y a presque deux ans, Joe. En septembre 1940. À bord du train présidentiel qui revenait de l’Alabama après les funérailles de Speaker Bankhead. »

À en juger par l’expression de Tom, il s’attendait à ce que je lui pose des questions pressantes. J’ai continué d’attendre.

Le feu est passé au vert. Nous avons avancé de quelques mètres, stoppant peu après derrière une masse de camions et de voitures. Tom a élevé la voix pour couvrir le vacarme des klaxons et des moteurs. « Welles avait sans doute bu un coup de trop, il a sonné pour avoir un garçon… plusieurs d’entre eux se sont pointés… et… eh bien, il s’est exhibé à eux et leur a proposé… enfin, tu vois, Joe, des trucs de pédé. » Tom avait le rouge aux joues. C’était un G-Man, un dur de dur, mais au fond de son cour, il était resté bon catholique.

« Est-ce que ceci a été confirmé ? » ai-je demandé, pensant aux répercussions sur le SIS d’un éventuel remplacement de Welles.

« Je veux, oui. Mr. Hoover a mis Ed Tamm sur le coup, et ça fait un an et demi que le Bureau surveille Welles. Quand elle a un peu trop bu, cette vieille tante drague les petits garçons dans les jardins publics. On a des rapports d’agents, des témoignages oculaires, des dépositions, des enregistrements de conversations téléphoniques… »

J’ai rabaissé le bord de mon chapeau pour dissimuler mes yeux. Selon les membres du personnel de l’ambassade qui avaient toute ma confiance, Sumner Welles était l’homme le plus intelligent du ministère des Affaires étrangères. « Est-ce que Mr. Hoover a avisé le président ?

— En janvier de l’année dernière. » Tom a craché son chewing-gum sur la chaussée. La circulation reprenait. Nous avons tourné à droite dans Wisconsin Avenue. « Selon Dick Ferris, qui travaillait avec Tamm sur ce dossier, Mr. Hoover n’a fait aucune recommandation… on ne le lui avait pas demandé… et le président n’a pas dit grand-chose. Toujours d’après Dick, Biddle, le ministre de la Justice, a par la suite essayé d’aborder le sujet avec le président, et FDR s’est contenté de lui dire : « Eh bien, il ne fait pas ça pendant les heures de travail, hein ? » »

J’ai hoché la tête. « Toute sollicitation de nature homosexuelle est un délit, ai-je dit.

— Ouais, et d’après ce que m’a raconté Dick, qui le tenait de Tamm, Mr. Hoover a souligné ce point quand il a vu le président, lui faisant remarquer que Welles était vulnérable à un chantage.

Pour l’instant, le président garde cette affaire sous le coude, mais ça ne va pas durer…

— Pourquoi ? » J’ai aperçu le pâté de maisons où j’avais vécu quatre ans plus tôt, partageant un appartement avec deux autres agents spéciaux. Le domicile de Tom se trouvait trois rues plus à l’ouest.

« Bullitt en a après Welles en ce moment », a dit Tom en tournant le volant des deux mains.

William Christian Bullitt. Un homme naguère qualifié de « lago entre tous les lago » par un éditorialiste politique. Je n’avais jamais lu Shakespeare, mais j’avais compris l’allusion. Mr. Hoover avait également un dossier sur Bullitt et, lors d’une de mes premières missions à Washington, j’avais été contraint de le lire et de le résumer. William Christian Bullitt, encore un vieux pote de FDR, était un ambassadeur qui se faisait des ennemis dans tous les pays où il était en poste, le genre d’opportuniste capable de tringler un tas de bûches au cas où il s’y serait trouvé un serpent. À tout le moins, selon son dossier, il avait séduit Missy LeHand, la secrétaire de FDR, aussi naïve qu’énamourée de son patron, à seule fin de pouvoir accéder plus facilement au bureau présidentiel.

Si Bullitt avait décidé de s’attaquer à Sumner Welles, il réussirait tôt ou tard à le discréditer… en organisant des fuites en direction des ennemis politiques de FDR, en distillant des confidences à la presse, en faisant part de son indignation à Cordell Hull, le ministre des Affaires étrangères. Bullitt allait détruire Welles, quoi qu’il lui en coûte, réduisant à néant le service du ministère en charge des affaires latino-américaines, ainsi que la politique de bon voisinage qui avait fait les preuves de son efficacité dans cette région, et affaiblissant du même coup la nation en temps de guerre. Mais un homme qui succombait à ses penchants homosexuels sous l’emprise de la boisson ne pouvait pas décemment travailler pour le gouvernement, et Mr. William Christian Bullitt verrait ainsi grandir son rôle dans la sempiternelle comédie du pouvoir.

Ah ! Washington…

« Qui d’autre est surveillé par le Bureau ? » ai-je demandé d’une voix lasse.

À mon grand étonnement, il y avait une place libre devant l’immeuble de Tom. Il a glissé le coupé dans le minuscule espace disponible, puis serré le frein à main sans couper le moteur. Il s’est frotté le nez. « Tu ne le devineras jamais, Joe. Je suis moi-même affecté à ce dossier. C’est sur lui que je dois travailler ce soir. Je te laisse les clés… peut-être qu’on se verra demain. »

Sans doute ne serai-je plus ici demain, ai-je pensé. « Formidable.

— Vas-y, devine. » Tom était toujours d’humeur joueuse. J’ai poussé un soupir. « Eleanor Roosevelt. »

Tom a tiqué. « Merde. Tu es au courant pour l’enquête ?

— Tu plaisantes, nom de Dieu ! » Mr. Hoover avait un fichier Officiel/Confidentiel sur la plupart des personnes les plus importantes de Washington – des États-Unis tout entiers – et la haine que lui inspirait Eleanor Roosevelt était de notoriété publique, mais jamais le directeur n’irait s’attaquer à un membre de la famille d’un président en exercice. Il tenait bien trop à préserver son propre emploi.

Tom vit que j’étais dans le noir. D’un geste plein d’assurance, il a relevé le bord de son chapeau et posé un bras sur le volant pour me faire face. « Ce n’est pas une blague, Joe. Bien entendu, nous ne filons pas Mrs. Roosevelt elle-même, mais…

— Tu m’as bien eu, Tom.

— Non, non. » Il s’est rapproché de moi et j’ai senti son haleine parfumée à la menthe. « Cela fait trois ans que la vieille s’est entichée d’un gars du nom de Joe Lash… »

Je savais tout de Lash, ayant consulté son dossier en 1939 dans le cadre d’une enquête sur le Congrès de la jeunesse américaine, et je l’avais même interrogé en personne, me faisant passer pour un étudiant intéressé par son organisation. Lash, qui à cette époque était secrétaire national du Congrès de la jeunesse américaine, était ce qu’on appelle un étudiant à perpète, un type qui, quoique plus âgé que moi, souffrait d’un manque de maturité patent dans les domaines qui comptent – un adolescent dans un corps d’homme, proche de la trentaine mais doté de la sagesse et de la sophistication d’un gosse de dix ans. Le Congrès de la jeunesse américaine était un club de débats de tendance gauchisante, exactement le genre d’organisation que les communistes adoraient financer et infiltrer, et Mrs. Roosevelt faisait partie de ses sympathisants.

« Ils sont amants…, disait Tom.

— Foutaises. Elle a soixante ans et…

— Cinquante-huit. Lash en a trente-trois. Mrs. Roosevelt a un pied-à-terre à New York, Joe. Elle a refusé la protection du Service secret.

— Et alors ? Ça ne prouve rien, excepté que la vieille a encore tout son bon sens. Qui aurait envie d’être bichonné par ces connards du Trésor vingt-quatre heures sur vingt-quatre ? »

Tom secouait la tête. « Mr. Hoover sait que ça veut dire quelque chose. »

J’avais la migraine. L’espace de quelques secondes, je fus à nouveau pris d’une violente envie d’agripper Tom par sa cravate et de lui cogner la tête contre le tableau de bord jusqu’à ce que son nez retroussé soit réduit à l’état de masse amorphe et sanguinolente. « Tom, ai-je articulé à voix basse, est-ce que tu es en train de me dire que nous sommes en train d’espionner Mrs. Roosevelt ? De lire son courrier en loucedé ? »

Il a secoué la tête une nouvelle fois. « Bien sûr que non, Joe. Mais nous photographions le courrier de Lash, et nous avons placé des micros dans son appartement et une table d’écoute sur son téléphone. Tu devrais lire les lettres que notre chère Première Dame, cette amie des nègres, écrit à cet empaffé de coco… c’est chaud, très chaud, Joe.

— Je n’en doute pas. » L’idée que cette vieille dame si ordinaire puisse écrire à ce gamin des missives passionnées m’attristait profondément.

« C’est pour ça que je suis pris ce soir, a dit Tom en rajustant son chapeau une énième fois. Lash s’est fait incorporer il y a quinze jours, et nous repassons l’enquête au CIC.

— Normal. » Le Counter lntelligence Corps, une section de la Military Intelligence Division dirigée par le général John Bissell, avait la réputation – méritée – d’être aussi efficace qu’une tribu de chimpanzés bourrés. Certains qualifiaient aussi le groupe de Bissell de ramassis de connards d’extrême droite, mais pas moi. Pas ce jour-là. Mais une chose était sûre : le CIC n’hésiterait pas un instant à infliger à Mrs. Eleanor Roosevelt un régime intensif de filatures, de micros cachés, de tables d’écoute et autres coups fourrés. Et je savais aussi que FDR, même s’il se montrait indulgent avec des pauvres types comme Sumner Welles, ferait muter Bissell dans le Pacifique sud en moins d’une minute s’il apprenait que l’armée s’attaquait à son épouse.

Tom m’a lancé ses clés. « Il y a de la bière fraîche au frigo. Mais rien à bouffer, désolé. On peut aller dîner ensemble demain soir, quand j’aurai fini mon service.

— Je l’espère bien. » J’ai agité les clés dans mon poing. « Merci pour tout, Tom. Si je dois repartir avant qu’on se revoie…

— Planque-les au-dessus de la porte, comme au bon vieux temps. » Tom s’est penché pour me serrer la main au-dessus de la portière brûlante. « À bientôt, mon pote. »

Je l’ai regardé quitter sa place et s’insérer dans la circulation avant de monter le perron de l’immeuble. Tom Dillon était le parfait agent du FBI – impatient de plaire mais fondamentalement paresseux, prêt à bouffer de la merde si Mr. Hoover ou ses adjoints le lui demandaient, rapide dans l’exécution des ordres mais lent en matière de réflexion personnelle, un défenseur de la démocratie qui détestait les nègres, les youpins, les niaquoués et les espingouins. Il ne faisait nul doute que Tom fréquentait assidûment les séances d’exercice de tir dans le sous-sol du bâtiment du ministère de la Justice et qu’il était aussi à l’aise dans le maniement du .38 que dans celui de la mitraillette, du fusil à pompe et de la carabine à haute vélocité, sans parler du combat à mains nues Sur le papier, c’était un tueur compétent. Sur le terrain, dans le cadre d’une opération du SIS, il n’aurait pas survécu trois jours.

Je l’ai chassé de mon esprit, pensant à la douche revigorante qui m’attendait.

Les forbans de Cuba
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